Prague aux bons soins du Dr Hřib
Doté d’un sens aigu de la provocation, Zdeněk Hřib, 40 ans, médecin de formation et codeur à ses heures perdues, a imposé le style du parti Pirate à la mairie de la capitale tchèque : transparence, e-démocratie et lutte contre la corruption.
Prague (République tchèque).– Place de la Vierge-Marie, on entre dans l’hôtel de ville de Prague comme dans un moulin. Pas de policier en faction, ni de contrôle d’identité derrière les lourdes portes en fer de l’édifice Art nouveau. Seulement un gardien dans une guérite, absorbé par l’écran de son portable, et un ascenseur Pater Noster qui propulse vers les bureaux ouatés du maire. Ce n’est pas parce qu’il a été menacé d’assassinat par le FSB que Zdeněk Hřib, 40 ans, va céder à la paranoïa.
Digne héritier de Vaclav Havel, cet élu du parti Pirate a passé les deux premières années de son mandat à hérisser le président tchèque, Miloš Zeman, ainsi que ses alliés, Moscou et Pékin. Chemise blanche, barbe de trois jours et taches de rousseur, cet édile en costard serré bleu maîtrise l’art de la provocation comme d’autres les platitudes bureaucratiques.
Après avoir copieusement critiqué la Russie puis rebaptisé une place de Prague place « Boris Nemtsov » (du nom de l’opposant à Vladimir Poutine assassiné en 2015), Hřib est « suivi » par un homme mystérieux. Des rumeurs évoquent une tentative d’empoisonnement à la ricine. D’avril à juin 2020, il se retrouve sous protection policière et interdit de transports en commun.
« Avec la pandémie de coronavirus, je ne suis de toute façon pas beaucoup sorti », déclare-t-il, pince-sans-rire. Plus tard, Hřib met fin au jumelage de Prague avec Pékin qu’il remplace par Taipei (capitale de Taïwan), tout en déployant le drapeau du Tibet sur la mairie. Une manière de protester contre la répression des Ouïghours en Chine. Aujourd’hui, Hřib est assez fier des couleurs rouges et blanches du drapeau biélorusse qui flotte sur l’édifice.
Dans son bureau aux larges fenêtres, une lettre de remerciements du dalaï-lama est encadrée dans la bibliothèque et une grosse fourche suspendue au-dessus d’une porte d’entrée. Cadeau d’un autre maire et réponse ironique à l’insulte d’une députée tchèque, qui avait traité Hřib de « paysan ».
Son patronyme signifie « cèpe » et son grand-père, dont la photo trône sur une étagère, était meunier. L’analogie agricole s’arrête là : la confiscation des terres de son aïeul par les Soviétiques a suffi à rendre Hřib allergique à tout ce qui ressemble à une idéologie. C’est en 2013 qu’il intègre le parti Pirate, « peut-être parce que c’était le moins mauvais choix politique ».
Mi-anarchistes, mi-Anonymous, les Pirates, nés en Suède en 2006, ont essaimé dans de nombreux pays, en promettant de « disrupter » la vie publique. Axé sur les libertés numériques et la participation citoyenne, le parti s’organise en forums de discussions horizontaux, pratique la co-décision et séduit les jeunes, les urbains, plutôt diplômés et branchés.
En Tchéquie, à trois mois des élections législatives, les Pirates sont aux portes du gouvernement, avec 34 % des intentions de vote. Considéré comme un parti centriste-libéral, venu combler le vide laissé par la disparition des Verts, il se concentre sur la transparence, la démocratie participative et le changement climatique. Zdeněk Hřib n’a pas de dreadlocks ou de tatouage comme son acolyte Ivan Bartos, le dirigeant des Pirates tchèques. Seulement un bon sens de l’absurde, trois enfants et la première mairie du monde emportée par le parti à gérer. Un journaliste de l’hebdomadaire Respekt me l’a décrit comme une « poêle Téflon » : « Tout glisse sur lui, rien n’accroche. »
À la cantine qui propose des plats bio préparés par des personnes en situation de handicap, Hřib enfile rapidement une soupe et une escalope-purée, tout en discutant de la réunion à venir. À ses côtés, une équipe d’une dizaine de conseillers politiques spécialisés dans le numérique, les relations internationales ou le climat. Tous des clones de Hřib, calqués sur le même look House of Cards : costume étroit, iPhone et poker face.
Hřib n’est pas un « politicien ». Diplômé en médecine et codeur à ses heures perdues, il ne fait pas partie du sérail. « Deux des maires de Prague les plus populaires depuis 1989 étaient médecins. Peut-être parce que cela donne une approche chirurgicale des problèmes. » Hřib a appris à manier le scalpel sans états d’âme.
Regarder Andrej Babiš, premier ministre et première fortune du pays, se débattre au cœur d’un scandale financier, où se mêlent conflits d’intérêts et détournement de fonds européens, est une leçon de politique. « En Tchéquie, j’ai les meilleurs professeurs possibles, ironise-t-il. Lorsqu’un oligarque vous promet qu’il va prendre soin de vous, il vaut mieux ne pas lui faire confiance. »
À son arrivée, Hřib se montre pragmatique. Il promet un million d’arbres dans la capitale en huit ans (370 000 ont déjà été comptabilisés, qu’il ne rechigne pas à planter lui-même le dimanche) et il inaugure une gouvernance radicale, à coups de tableaux Excel : le budget de la mairie, ainsi que toutes les notes de frais, sont disponibles en ligne, son agenda est public (tous les membres du parti Pirate ont des calendriers partagés) et un registre des lobbys est soigneusement mis à jour, indiquant tous les noms et contacts des interlocuteurs influents rencontrés.
Des réunions ouvertes avec les citoyens sont régulièrement organisées sur des sujets précis, chacun peut prendre la parole lors des conseils municipaux, sans limite d’âge. Sur sa page Facebook, les équipes de communication répondent personnellement à chaque requête. Proche de ses administrés, cultivant une image cool, Hřib est surtout un gestionnaire déguisé en hacker.
Ou l’inverse : le budget annuel de la mairie s’élève à 3,45 milliards d’euros. 27 % du produit intérieur brut de la Tchéquie est produit à Prague, qui compte 1,3 million d’habitants. La région figure à la troisième place des régions les plus riches de l’Union européenne. Hřib est installé sur un petit trésor. Dans son bureau, il y a un coffre-fort, « vide ». Son salaire à lui tourne autour de 5 000 euros par mois, dans un pays où le revenu moyen est de 1 200 euros. « Demandez à mon conseiller, il connaît la somme exacte. »
Assis à son bureau, son regard disparaît derrière les écrans. Une tablette, un ordinateur portable et une mappemonde à sa gauche. Au-dessus de lui, deux tableaux thaïlandais et l’écusson de la ville. On lui apporte un plateau à thé en bois sculpté, avec cruches d’eau et feuilles de thé vert : grand amateur de culture asiatique, Hřib se livre quotidiennement à ce cérémonial, son « anti-stress ».
Citoyen d’honneur de Taïwan, il y a vécu quelques mois durant ses études de médecine. « Je pensais devenir radiologue à l’époque, j’étudiais les effets à long terme des dommages causés par les radiations d’Hiroshima. » Des milliers de kilomètres et un univers le séparent de sa ville d’origine, Zlin, une grosse ville de Moravie à cinq heures de train de la capitale.
Berceau de la révolution industrielle tchèque, Zlin abrite l’empire de la chaussure Bata. C’est l’archétype de la « ville moderne avant l’heure, typique du fonctionnalisme des années 1930 », dit Hřib en préparant son thé. La vision architecturale avant-gardiste du fondateur l’inspire durablement : une unité Bauhaus et une cohérence visuelle pour les installations de production mais aussi les cités d’habitations des ouvriers en préfabriqué.
Zdeněk Hřib a 9 ans lors de la Révolution de velours. « Je me souviens avoir été le seul gamin de ma classe à expliquer ce qu’étaient des élections libres. Quand on grandit dans une démocratie, on peut facilement croire que les droits de l’homme ou la liberté d’expression sont acquis. Pas si l’on a vécu sous une dictature. »
Un plan de Prague, large métropole urbaine, est suspendu au-dessus d’un canapé en skaï blanc. Hřib découvre la ville en 1999, lorsqu’il commence ses études de médecine, son rêve depuis l’enfance. Il vit en périphérie, dans le quartier de Žižkov, connu pour son atmosphère alternative, et passe la majeure partie de son temps à étudier à l’université Charles, quand il ne travaille pas à l’hôpital.
À la fin de son cursus, refusant les « années de pratique à trimer dans des hôpitaux sans rémunération décente » (une « extorsion sociale »), Hřib bifurque vers la recherche. Il devient expert qualité des soins de santé, spécialisé dans les services d’information et la sécurité des patients. Sur son temps libre, il programme des architectures d’exploitation. Il a appris à coder durant son adolescence. « Oui, je vous assure, nous avions aussi des ordinateurs à l’Est. »
Il a récemment conçu le service en ligne de prescription santé eRecept, qui délivre des diagnostics ou des médicaments aux patients de tout le pays. Durant la troisième vague de la pandémie, en novembre 2020, alors que la République tchèque bat le triste record du plus grande nombre de morts par rapport à sa population, il se porte volontaire au chevet du personnel hospitalier, débordé. Hřib dit pourtant qu’il « ne soigne pas des gens mais des systèmes ».
Il continue de siroter son thé, les yeux plissés qui balaient la pièce, à mi-chemin entre le technocrate et le moine tibétain. Son maître-mot : la longévité. « Si vous voulez réussir en tant que maire, vous devez assurer une certaine stabilité. Prague est beaucoup plus ancienne que la République tchèque. Ce n’est pas parce que c’est le chaos politique aujourd’hui en Tchéquie que le chaos doit régner à la mairie. »
Son plan de développement pour Prague est comme un protocole de soins : améliorer les transports avec une nouvelle ligne de métro, planter des arbres et transformer la ville en unité naturelle d’air climatisé, améliorer les services publics numériques et résoudre le manque de logements sociaux, en soutenant notamment les coopératives de construction. Parce que le maire de Prague est désigné et non élu, il gouverne en coalition tripartite aux côtés du mouvement citoyen Praha Sobé et de la coalition Stan-Top 09. La qualité principale de son mandat ? « Être capable de trouver un consensus », lâche-t-il dans un soupir.
Lorsque Zdeněk Hřib parle, il est difficile de savoir si son engagement est lié à l’envie du meilleur ou à la volonté d’éviter le pire. Le chaos de la scène politique tchèque ressemble aux films de Miloš Forman : entre Tomio Okamura, un Japonais, ancien éboueur de Tokyo devenu le leader du mouvement nationaliste tchèque, et Dominik Ferri, premier député noir et étudiant en droit de 24 ans, star d’Instagram au million de followers, désormais accusé de viol, l’ironie est peut-être la meilleure protection.
« Pour ma famille, comme pour beaucoup d’autres, survivre au régime soviétique signifiait ne surtout pas faire de politique. » Lui qui n’a « aucune intention de se présenter sur la scène nationale » a retenu l’enseignement du roman de Bernard Werber, Les Fourmis. « Après des millions d’années d’évolution, ce n’est pas une seule personne qui gouverne mais la société qui se régule elle-même, sur un modèle d’auto-organisation collectif. »
Hřib se lève et jette un œil à des fiches préparées par un conseiller. Il répète son discours à voix basse, tout en nouant sa cravate. Une réunion sur l’ambitieux Plan climat Prague 2030 va commencer à la « résidence des maires », au quatrième étage de la bibliothèque municipale voisine, classée, comme la majorité du centre historique de Prague, au patrimoine de l’Unesco.
À son arrivée, la longue table en bois précieux est occupée par une dizaine d’hommes en costume, l’air est étouffant sous les lambris Art déco. Les slides du Powerpoint défilent entre les tapisseries, les pièces d’art en céramique et des pâtisseries servies dans des assiettes en porcelaine : « Entre 1960 et 2020, les températures en République tchèque ont augmenté de 2,1 °C. » Le pays prévoit une diminution de 45 % des émissions de CO2 d'ici à 2030, au-delà de l’objectif de 40 % annoncé par l’Union européenne.
D’ailleurs, le pacte des villes libres plaide pour une réduction plus ambitieuse des émissions : « 55 % d’ici à 2030, l’aggravation de la crise climatique est un plus grand défi que la pandémie de coronavirus », lâche Hřib. Les pays de l’Est sont confrontés à des défis communs : les habitants considèrent toujours la voiture comme le symbole d’une réussite sociale et les modèles anciens, importés de l’Ouest, y sont nettement plus polluants. La place devant la mairie, longtemps un parking surnommé “Mafia Place” en références aux berlines d’hommes d’affaires ou d’oligarques garées à la hussarde (et témoignant des scandales de corruption ayant éclaboussé ses prédécesseurs), est désormais entièrement piétonne.
C’est en décembre 2019, à la Central European University (CEU) de Budapest, que Hřib signe le pacte des villes libres. Sur la photo officielle, les quatre hommes joignent leurs mains en étoile, comme des mousquetaires. Ou des footballeurs. Il est le plus jeune des quatre et connaît déjà le maire de Bratislava, Matúš Vallo, grâce à une « ancienne petite amie slovaque qui lui avait fait découvrir son groupe de musique, Para ».
Les trois autres, il les rencontre à Berlin en novembre 2019, pour les trente ans de la chute du Mur. Depuis, les quatre sont en contact régulier. « C’est un message clair que des forces progressistes et un désir de changement existent dans le groupe de Visegrád. » En coulisses, une équipe de conseillers dédiés au pacte s’active dans chacune des quatre villes. Toutes les deux semaines, ils échangent lors de réunions Zoom de trente minutes sur l’aménagement urbain, la crise du logement ou les smart cities.
Les rues pavées de la vieille ville claquent sous les talons du maire qui se rend au vernissage d’une exposition photographique. Les discrètes cliniques de chirurgie esthétique ont remplacé les cabinets dentaires qui pullulaient à la transition, et les Starbucks les kavárna. Mais Prague est vide. Pas l’ombre d'un Bierbike devant l’horloge astronomique, pas de nuées de perches à selfie sur le pont Charles, pas d’attroupements dans les ruelles de Stari Mesto.
Dans le monde post-Covid, le touriste n’existe pas. La flambée des loyers causée par Airbnb était l’un des chevaux de bataille de Hřib. Mais l’industrie touristique a chuté de près de 90 % en 2020 et il y a urgence à redémarrer. Une initiative a été lancée pour « réattirer les Tchèques à Prague » et mettre en place un « tourisme domestique et d’expérience qui ne heurte pas l’écosystème local ».
Accueilli dans un magnifique palais du centre-ville, le maire serre des mains, lit son discours, félicite le photographe et repart aussitôt. Hřib avoue avoir du mal à « concilier sa vie de famille et son mandat » et ne manque jamais de souligner le conservatisme de la société tchèque. « Aucun autre pays n’est aussi athée que la Tchéquie et pourtant le mariage gay n’est toujours pas autorisé et le débat #MeToo est considéré comme une guerre culturelle. »
Sur la question européenne, Hřib se montre pourtant très flegmatique : « L’Europe unifiée est une nécessité dans un monde globalisé. » Il est au diapason de ses compatriotes qui, quinze ans après l’adhésion européenne en 2004, montraient l’un des plus faibles taux d’acceptation de l’UE : 33 % d’entre eux considéraient l’intégration comme une bonne chose.
« Les populistes sont les premiers à discréditer l’Europe en raison de l’immigration, de la mauvaise qualité de la nourriture importée... Ils pointent toutes ces entreprises étrangères qui possèdent les entreprises tchèques comme Skoda rachetée par WW... Nous avons aussi la liberté de circulation, le programme universitaire Erasmus, la carte européenne d’assurance maladie ou la simplification des transferts bancaires. Mais je crains que ces bénéfices ne soient hors de portée pour beaucoup de personnes. Les gens sont suspicieux et ils ont raison de l’être. » Une allusion à peine voilée aux gesticulations du premier ministre, accusé d’avoir empoché des millions d’euros de subventions européennes via l’une de ses entreprises.
19 heures, la journée touche à sa fin. Au volant d’une berline Skoda noire, son chauffeur le conduit vers le palais des congrès de Prague qui célèbre ce soir son 40e anniversaire. La silhouette de l’ancien palais de la culture, qui abrita des congrès du Parti communiste, puis des concerts des Pink Floyd, puis des sommets de l’Otan, se dessine sur la colline. Un potager bio, un centre de vaccination Covid 19 et des espaces de co-working sont nichés dans les recoins de son architecture brutaliste, témoignant du passage d’une époque à une autre.
L’héritage soviétique reste pourtant un problème que Hřib doit gérer au quotidien. « Si l’on regarde la répartition des pouvoirs et la législation, l’État conserve beaucoup de compétences, rechigne à faire confiance aux collectivités locales et peut couper les financements en cas d'opposition. » La loi de construction empêche Prague d’avoir le moindre contrôle sur son développement urbain. Hřib se sent parfois « pieds et poings liés ». « Comme si l’État était assis sur la mairie. » L’avenir appartient aux métropoles, croit-il. « Le XIXe siècle était celui de l’empire. Le XXe, celui des États. Le XXIe, celui des villes. Les maires devraient dominer le monde car ils sont les plus proches des gens. »
Les immenses baies vitrées offrent un panorama magnifique sur la capitale. Prosecco, petits fours et piano à queue : artistes, mécènes et journalistes se pressent pour l’inauguration. Visage imperturbable, Hřib serre des mains, répond à une interview télévisée avant de déclamer son discours d’un ton monocorde, sur un escalier où quelqu’un a noué des rubans roses. Au pas de course, il repart pour une visite privée des coulisses du palais, où se déroulèrent les négociations sur la composition du premier gouvernement tchécoslovaque après la Révolution de velours.
Des dizaines de salles de réunion immenses, au mobilier vintage et aux luminaires en verre classés, défilent. Le tourbillon post-soviétique, Hřib le résume sans ambages : « Si vous commenciez votre carrière professionnelle, vous pouviez avoir l’impression qu’un monde d’opportunités s’ouvrait à vous, c’était une époque de liberté pour devenir ce que vous vouliez. En tant qu’enfant, je pense avoir une vision assez objective des choses : c’était un vol de masse. Une époque sombre. Tout est allé trop loin, trop vite. Je comprends que beaucoup se sentent encore perdus. »
Le convoi s’arrête : dans la « salle présidentielle », Hřib pose pour une photo. « Vous me voulez dans le bureau de Brejnev ? », plaisante-t-il. Quelqu’un corrige : « Mais non, on dirait Obama ! »
Source : Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/international/020821/prague-aux-bons-soins-du-dr-hrib